Confinement – Croire aux fauves
Cinquième opus d’une série à durée indéterminée avec Nastassja Martin et un passage de son ouvrage Croire aux fauves.
Je suis docteur en anthropologie, consacrée sur les bancs de l’institution. J’ai un compagnon qui vit au fil des crêtes. Un chez-moi accroché à la montagne. Un livre en préparation. Tout va apparemment bien. Pourtant quelque chose taraude, grignote le fond du ventre, la tête brûle aussi, j’ai une sensation de fin de moi, de fin de cycle aussi peut-être. Le sens s’étiole, j’ai l’impression de vivre de l’intérieur ce que j’ai décrit chez les Gwich’in en Alaska : je ne me reconnais plus. C’est une sensation horrible, parce qu’il m’arrive précisément ce que j’ai cru observer chez ceux que j’étudiais. Mes formes usuelles s’effritent. Mon écriture s’enlise, je n’ai plus rien d’intéressant à dire, plus rien qui vaille la peine. Mon amour achève de se dissoudre, malgré les mots malgré les cimes leur exigence et leur indifférence. je m’épuise dans d’inutiles circonvolutions mentales, je compense par des exploits physiques, mais il n’y a rien à faire, je sombre.
Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l’accélération du désastre me pétrifie ? Que j’ai l’impression de ne plus avoir prise sur rien ? Ah, voilà donc la raison qui vous pousse à vous accrocher aux montagnes ! Oui, et là où ça devient grave, c’est que même la montagne s’effondre. Faute de cohésion, à cause de la glace qui fond, faute à la canicule. Les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité. Et les amis s’écrasent au pied des parois. Suis-je en train de filer une mauvaise métaphore d’alpiniste ? Je ne crois pas. Je ne peux pas la circonscrire exactement, mais j’ai une certitude : quelque chose résonne en moi, quelque chose qui fait mal et qui désoriente.
Cela aurait été si simple, si mon trouble intérieur se résumait à une problématique familiale irrésolue, à mon père disparu trop tôt, aux attentes insatisfaites de ma mère. Je pourrais dès lors « résoudre » ma dépression. Mais non. Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu’il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d’autres. J’ai rejoint les Évènes d’Icha et j’ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d’une recherche comparative. J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines.
Références
Fiche technique
Titre : Confinement – Croire aux fauves
Durée : 05'58''
Date de production : mars 2020
Format : HD 1080
Production et distribution : Télé Millevaches
Réalisation : Guilhaume Trille (Télé Millevaches) / Extrait du livre "Croire aux fauves" de Nastassja Martin
Droits : Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Partage dans les mêmes conditions 3.0 France (CC BY-NC-SA 3.0 FR)
Rushes conservés : oui
Photos du tournage : non
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